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Le Miroir

    Le principe du miroir est une clef pour bien appréhender la réalité de l'Afrique, cet être déchiré en deux parties désormais situées de part et d'autre de l'Atlantique. Ces deux entités sont des « entités-images », des « entités-miroirs » qui se réfléchissent mutuellement leur commune identité. Le principe du miroir peut être utilisé par les Africains restés sur le continent pour rendre vivantes dans leur esprit les images et les émotions liées à l'esclavage.

 

Comment ? En adoptant le mode de l'analogie, de la similarité, en prenant des exemples qui à une échelle réduite sont comme, ressemblent à, donnent une idée de, sont des images de, sont des miroirs de ce que l'Afrique a subi avec l'esclavage. Concrètement il s'agit pour le père, pour la mère sur le continent de se représenter ses enfants, sa famille ligotés comme des bêtes, bastonnés, torturés, les voir gémir sous ses yeux impuissants et traînés vers la mer dans des bateaux pour ne plus jamais revenir. Il s'agit pour l'enfant ou l'adolescent sur le continent de se représenter la même chose pour ses frères, ses sœurs, ses parents. Il s'agit pour le grand-père, la grand-mère sur le continent de se représenter la même chose pour les petits-enfants qu'il, qu'elle chérissait, les homonymes qui portaient son nom et à qui elle ou il transmettait le savoir ancestral. Il s'agit pour la mère, le père, l'adolescent, l'enfant, le grand-père, la grand-mère, le frère, la sœur sur le continent d'imaginer qu'il ou qu'elle est le témoin impuissant de ces horreurs pendant cent, deux cents, trois cents, quatre cents, cinq cents années consécutives, soit cinq siècles.

 

Je pense qu'il n'en faudrait pas davantage pour comprendre que ta vie à toi que j'interpelle au moment où tu lis ces lignes ; toi ce fils, cette fille, ce frère, cette sœur, ce père, cette mère, ce grand-père, cette grand-mère d'Afrique s'est arrêtée à ce moment où ces horreurs ont eu lieu, parce qu'elles ont réellement eu lieu. Quelque chose en toi s'est cassé pour de bon.  Si l'on considère en plus de cela, les nuits d'insomnie, l'enfer de souffrances que tu as éprouvées pour le père, le frère, la mère, la sœur, le petit-fils, la petite-fille qui t'a été si cruellement enlevé(e), les visions d'horreur qui t'ont traversé l'esprit à la pensée des tortures, des cris de détresse, des appels au secours que la mère, le petit-fils, la sœur, le frère, le père, la petite-fille a lancé pendant que tu n'étais pas là pour lui venir en aide ; si l'on considère les prémonitions de mère, de frère, de sœur, de grand-père, de grand-mère que tu as eues de la mort violente, des mutilations infligées à la chair de ta chair, au sang de ton sang, je pense qu'il n'en faudrait pas davantage pour comprendre que ta vie à ce moment-là s'est arrêtée. L'unique moyen pour ta vie de reprendre serait de revoir le père, la mère, le fils, la fille, la sœur, le frère revenir vers toi et te dire : « me voici, je suis vivant malgré ce qu'ils m'ont fait subir ». La grande nouvelle pour toi ce père, cette mère, ce frère, cette sœur, ce grand-père, cette grand-mère, cet oncle, cette tante, ce petit-fils, cette petite fille d'Afrique qui lit ces lignes en ce moment est que la chair de ta chair, cette mère, cette sœur, ce frère, ce père sont là, bien vivants. C'est eux qui se trouvent en Jamaïque, à Cuba, au Pérou, au Brésil, aux Etats-Unis, aux Antilles, en Colombie, au Honduras, dans la Barbade, à Trinidad, en Equateur, au Mexique, en Argentine, à Haïti et partout où les Africains ont été déportés.


Je me souviens de l'enfer qu'a vécu un oncle à moi à la période où son fils était détenu dans une prison sordide en Europe de l'Est et dans un pays en pleine agitation sociale. Pour avoir rendu visite à cet oncle à cette période-là, je peux affirmer que sa vie s'était effectivement arrêtée. Il souffrait pour son fils mon frère. Il n'avait plus d'appétit. Il ne parlait presque plus et il s'était détaché du cours des choses. Mon père qui lui a rendu visite après moi m'a rapporté qu'il l'avait même vu manger des graines de piment noir. La vie avait désormais perdu toute saveur pour lui. Il imaginait le pire pour son fils et il avait mis sa propre vie entre parenthèses. Si jamais mon frère avait été assassiné dans ce pays rien n'indique que mon oncle ne se serait pas laissé mourir de chagrin. Cette réaction qui est tout à fait naturelle venant d'un père, d'une mère, d'un frère ou d'une sœur, d'un fils, d'une fille nous rappelle que les familles dont les familles ont été torturées et déportées pendant l'esclavage ont réagi de la même manière. Sur cinq cents ans, sur cinq siècles, des milliers, peut-être des millions de pères, de mères, de frères, de sœurs, des fils, de filles, de petits-fils, de petites-filles se sont ainsi laissé mourir de chagrin.

 

Cet aspect trop vite oublié est fondamental pour ramener les uns et les autres à une vision moins cavalière de ce qui s'est passé. Je pense ici à  une certaine opinion répandue chez certains Africains de la diaspora et du continent qui estiment que le martyr de l'esclavage ne concerne que les Africains enlevés au continent. Après ce que l'Afrique a dû endurer pendant des siècles, je pense que cette affirmation est probablement la plus grosse bêtise qu'un Africain où qu'il soit, quel que soit le nom qu'il porte ou la nationalité qui est la sienne puisse dire sous notre soleil. Cela reviendrait à quelque chose près à dire que si par une nuit de malheur des assassins s'introduisaient dans un domicile, massacraient six personnes sur un total disons de dix que compte une famille, les quatre rescapés qui ont été torturés aussi sans en perdre la vie toutefois ne sont pas concernés par le drame vécu par la famille. Si une pandémie mortelle venir à sévir dans un village et emportait plus de la moitié de la communauté, les rescapés qui n'auraient pas succombé à la pandémie ne seraient donc pas concernés par le drame qui a frappé le village ?


Sachons nous montrer plus respectueux devant une chose aussi sérieuse. Arrêtons un peu les délires, même s'il est indéniable que le peuple noir est un peuple fortement traumatisé et perturbé. Les affirmations du genre « nous on n'a jamais été réduits en esclavage » ou alors « vous n'avez jamais été réduits en esclavage » n'ont plus lieu d'être. Ceux qui sont restés sur le continent sont des rescapés. Comme ceux qui ont été capturé ils ont dû courir, fuir, se cacher. Utilisons toujours le principe du miroir et la réflexion analogique. Ceux qui sont restés sur le continent ont connu la traque. Ils ont constitué des cibles vivantes. On leur a tiré dessus. Ils sont tombés, blessés, se sont relevés, ont crié, ont hurlé, ont haleté, ont saigné, ont dû courir et courir encore, des heures, des jours, des mois, des années, des siècles. Le sceptre des chaînes les a hantés comme leurs frères qui ont été enchaînés et déportés. Tous les Africains ont cela dans leur sang, leur psyché, leur histoire. Tous. Rappeler ces choses est loin d'être superflu, donné qu'elles ont tendance à être trop facilement oubliées.

Le miroir nous montre clairement que nous sommes des images, des reflets les uns des autres : nous sommes un.


                                          







                                        

 

 



03/10/2007
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